Cette médaille en or de 5.58 grammes a, vous en avez à présent l'habitude, été sauvée de la fonte grâce à un achat en salle des ventes (à Compiègne si jamais ça peut aider), juste un pas d'enchère au-dessus de ce qu'étaient près à en donner les fondeurs présents sur place.
On remarque un joli décor finement ajouré et une représentation de lutteurs dans un style typique de l'entre-deux-guerres. La gravure confirme l'impression puisqu'on y lit l'essentiel permettant d'identifier l'objet : Championnat de France - 1936 - 1er prix - Catégorie 66K
Ne reste plus qu'à identifier qui fut Champion de France de lutte de cette catégorie en 1936... Mais c'est là que le bât blesse. Aucune archive sur le site de la Fédération Française de Lutte ni de site de passionnés qui nous donnerait immédiatement la réponse.
Plongeons donc dans les archives des journaux de l'année 1936 pour en savoir plus.
Tout d'abord, on trouve assez facilement des références au Championnat de France de Lutte Gréco-Romaine qui s'est déroulé à Paris le 22 mars 1936. Il est par exemple annoncé dans les articles suivants parus le matin de l'évènement :
La Liberté, 22 mars 1936
L'Auto, 22 mars 1936
Fort logiquement, on retrouve dans l'Auto du lendemain un résumé assez complet de la compétition :
L'Auto, 23 mars 1936
Les résultats, accompagnés de quelques précisions, paraissent également dans d'autres quotidiens :
Le Matin, 23 mars 1936
On a ici la confirmation que la catégorie Poids légers est bien également communément appelée à l'époque "Catégorie 66 kilos" et on apprend que le Champion de France 1936 est un certain Vaissier de la région "Côte d'Argent". Quelques recherches nous apprennent qu'il s'agit de Jean Vaissier, lutteur de la région Aquitaine (la Côte d'Argent) et plus précisément du club de Bordeaux.
On retrouve d'ailleurs sa trace un mois plus tôt dans l'article relatant les qualifications régionales au Championnat de France :
L'Auto, 23 février 1936
Le mystère semble vite résolu mais un doute subsiste. En effet, à l'époque comme aujourd'hui, il existait deux types de luttes bien distinctes avec leurs compétitions respectives : la lutte gréco-romaine et la lutte libre.
Or, on retrouve également à l'époque trace de Championnats de France de lutte libre.
Ainsi dès le début de l'année, on a trace de combats préparatoires à la finale du Championnat de France des poids légers ici :
L'Auto, 9 janvier 1936
Un certain Ben Chemoul, algérien (et donc susceptible de participer au championnat de France dans ces temps coloniaux), s'y qualifie en battant Froid.
On retrouve bien trace de cette rencontre dans le compte-rendu d'une manifestation organisée quelques semaines plus tard, nous relatant la victoire de Ben Chemoul, et même une petite interview du nouveau champion dès le lendemain :
L'Auto, 23 janvier 1936
L'Auto, 24 janvier 1936
Plusieurs points suscitent cependant l'interrogation. D'abord, peut-être le nom de Ben Chemoul vous sera familier, surtout si vous êtes un fan de lutte ou de catch. Vous penserez ici sans doute à René Ben Chemoul (sa fiche Wikipedia), une des grandes vedettes du catch français des années 50s à 70s, dont les retransmissions commentées par Roger Couderc étaient extrêmement populaires à l'époque de l'ORTF. Vous n'êtes pas loin, car ici, nous le verrons, il s'agit d'Albert Ben Chemoul, son père et entraineur...
Deuxième point qui nous intéresse particulièrement, il est mentionné dans le premier article que l'élève d'Henri Deglane reçoit comme trophée une superbe coupe en argent ! Et l'élève d'Henri Deglane, c'est bien Ben Chemoul qui le confirme dans l'interview du lendemain. Pas de mention d'une éventuelle médaille en or, qui avait pourtant plus de valeur et qui aurait immanquablement été mise à l'honneur.
En passant pour les fans de lutte, on parle bien ici d'Henri Deglane (sa fiche Wikipedia), le champion olympique 1924 de lutte gréco-romaine et pionnier de la lutte professionnelle en France.
Enfin et surtout, on remarque à la lecture des articles consacrés à la lutte libre, que l'organisation des Championnats de France était très différente des compétitions de lutte gréco-romaine. Ici, cela fait beaucoup plus penser au système en place pour la boxe, dans lequel un champion remet de temps en temps en jeu son titre face à un challenger approuvé par la Fédération à l'occasion de grands meetings sportifs mélangeant plusieurs catégories et même disciplines.
Cette impression est confirmée par divers articles parus cette année-là. Ainsi, en août, après une victoire contre Ben Chemoul à l'occasion d'un match non officiel, Julien Depuichaffray évoque sa volonté de défier Ben Chemoul afin de prendre le titre :
L'Auto, 28 août 1936
Quelques mois plus tard, c'est au tour d'Alexandre Froid, qui vous vous en souvenez avait été battu par Ben Chemoul en demi-finales en janvier, qui, nous dit-on, "a jugé qu'il était venu pour lui le moment de défier Albert Ben Chemoul, champion de France des poids légers." Le défi a été "homologué par la FFLP" et le titre sera donc remis en jeu quelques jours plus tard.
L'Auto, 20 décembre 1936
Finalement, c'est Froid qui l'emportera et deviendra donc à son tour champion de France de lutte libre des poids légers à quelques jours de la fin de l'année 1936 :
L'Auto, 24 décembre 1936
On le comprend, difficile dans ces conditions de parler d'un champion de France 1936... Les deux lutteurs ont remporté ce titre durant l'année et il y aurait facilement pu en avoir trois ou quatre au rythme des défis. Les journalistes évoquant déjà les probables défis que Froid aura à relever dans les mois à venir pour conserver son titre. On est ici clairement sur un système équivalent à celui des ceintures de champion du Monde dans la boxe actuelle, ou les titres de catch. C'est d'ailleurs je pense l'époque où le catch se développe en France et était encore un sport de lutte de plus en plus libre et de moins en moins codifiée comme la gréco-romaine, mais où les combats n'étaient sans doute pas encore chorégraphiés.
Enfin, on voit mal comment une médaille comme celle qui est en notre possession pourrait être éditée à l'occasion de ce genre de combats, sachant qu'il n'est pas certain qu'elle soit nécessaire si le champion conserve son titre.
Il est clair qu'une telle médaille a été émise dans le cadre d'un Championnat annuel, regroupant dans la même manifestation les finales pour toutes les catégories après des qualifications régionales, plutôt qu'un système où chaque catégorie peut voir son champion de France varier au gré aléatoire des défis.
Notre médaille est donc sans nul doute la médaille du Championnat de France de lutte gréco-romaine, catégorie 66 kg (Poids légers) décernée à Jean Vaissier en 1936.
Malheureusement, autant Albert Ben Chemoul et son fils sont très connus, autant Jean Vaissier n'a laissé que très peu de traces dans les mémoires. Un site d'amateurs nous dit qu'il aurait été champion de France 4 fois, sans citer de source. Et dans la partie historique du site de la Fédération Française de Lutte, on apprend simplement qu'il a participé aux Championnats d'Europe de lutte libre en 1937 et de lutte gréco-romaine en 1937 et 1939 sans plus de détails. Pas grand-chose de plus dans les journaux d'époque, même s'il devrait être possible de reconstituer son palmarès en fouillant les archives.
N'hésitez pas à nous envoyer un petit message si vous connaissez des médailles similaires ou si vous avez des informations sur Jean Vaissier, (a priori) quadruple champion de France, qui ne mérite pas de tomber dans l'oubli...